Le 13 mars 2024, l’Ocean Viking secourait une embarcation pneumatique avec seulement 25 personnes excessivement affaiblies, dont deux inanimées. Une soixantaine manquait à l’appel. Thérèse, membre de l’équipe de sauvetage, était en charge de transmettre la première évaluation de la situation au navire. Elle raconte ce moment tragique.
ATTENTION : ce témoignage sur un épisode tragique est susceptible de choquer certaines personnes. Nous préférons vous en avertir.
Cette fois, l’embarcation n’est pas surchargée.
Sur ce genre de « rubber boat», normalement, on pourrait voir jusqu’à une centaine de personnes « compactées à touche-touche ». Les boudins et la structure ne sont pas endommagés. De mauvaise facture, oui, mais on a vu pire. D’ailleurs l’embarcation a tenu. Il y a quand même le moteur qui ne va pas : l’hélice en l’air, il est posé sur le tableau arrière. On voit quelques personnes. Quel silence ! Mais où sont tous.tes les autres ?
« Ces absent.e.s-là sont morts lentement de faim et de soif. Ça a duré. Elles et Ils se sont vu.e.s et senti.e.s mourir pendant des jours et des nuits. »
Tombé.e.s à l’eau au départ dans la cohue ou plus tard, sur un mauvais coup de mer ? D’évanouissement, étourdi.e.s par l’épuisement et les vapeurs de fuel ? Non, ce n’est pas ça, pas en si grand nombre : elles et ils sont des dizaines à manquer. C’est autre chose. Ces absent.e.s-là sont mort.e.s sur le bateau. Ces absent.e.s-là sont morts lentement de faim et de soif. Elles et ils sont mort.e.s d’avoir bu l’eau de la mer. Ça a duré. Elles et ils se sont vu.e.s et senti.e.s mourir pendant des jours et des nuits.
Elles et ils avaient envoyé des appels au secours. Elles et ils ont vu des hélicoptères et des bateaux qui ne les cherchaient pas. Elles et ils ont fait des signes, hurlé, pleuré. Et elles et ils sont mort.e.s les un.e.s après les autres. Les un.e.s devant les autres. Il n’y a pas de cadavres dans l’épave. Des corps aimés, devenus encombrants qu’il faut jeter à la mer. Deux hommes allongés dans les fonds sont donnés pour morts. Ils respirent encore. Sur les brancards, les survivant.e.s ne pèsent rien, ils sont si légers ! Le poids de l’âme et à peine un peu plus.
On les a trouvés par hasard, parce qu’on était là, à patrouiller en haute mer au large des côtes de la Libye. Par hasard, leur embarcation est passée dans le champ de nos jumelles et de notre radar. Elles et ils dérivaient depuis une semaine, abandonné.e.s. Abandonné.e.s par l’Europe en dépit de toutes les lois qui obligent à l’assistance des personnes en danger. En dépit du droit maritime international qui oblige au sauvetage en mer.
Ce sont 24 survivant.e.s à pouvoir témoigner. Et nous avec elles et eux.
Thérèse, pilote du canot de sauvetage « Easy 2 »
Crédits photos : Tara Lambourne / SOS MEDITERRANEE